• Week-end à la Petite Salvage…
« Inutile de chercher une telle proposition au catalogue des agences de voyages, même de Madère, rien de tel n’y figure. L’équipage de Jangada s’offre un week-end exceptionnel à Selvagem Pequena… Très peu de voiliers s’y aventurent, et il faut bien reconnaître que la lecture des cartes marines de l’endroit est plutôt dissuasive. Le coin est mal pavé, truffé de cailloux, et les épaves pullulent autour de ce minuscule îlot, ceinturé par de nombreux écueils. Ca tient la comparaison avec les parages de l’île Vierge, en Bretagne nord. Les maigres instructions nautiques dont nous disposons à bord indiquent :
« En aucun cas il ne faut approcher l’île de nuit ou par visibilité réduite. Selvagem Pequena est entourée par de nombreux dangers largement débordants. Ceux mentionnés dans le texte ne sont que les pires parmi de nombreux autres dont certains ne sont pas encore cartographiés… »
J’adore ce genre de description, entre autres parce que je sais que le mouillage sera certainement beaucoup moins encombré que celui des Tobago Cayes, aux Grenadines ! On devrait y être tranquilles. Ceci étant, j’ai étudié avec attention les deux cartes papier dont je dispose, la carte portugaise N° 157 et la carte anglaise N° 365, basées sur des relevés de 1938. Nous appareillons de la Grande Salvage, route au sud-ouest pour une dizaine de milles. Maurizio a prévenu par radio son collègue Sandro de notre arrivée. Il a juste mentionné que Sandro était accompagné d’un volontaire sur la petite île. Le temps nous est favorable : ciel bleu, vent de secteur est 10 à 12 nœuds. Il n’est pas vraiment recommandé d’aller mouiller à la Petite Salvage par 30 nœuds de sud-ouest. Si les abords de la Grande Salvage sont relativement sains en approchant par l’est, ceux de Selvagem Pequena le sont moins. De dangereuses chaussées rocheuses la débordent largement. C’est sans doute cette garde rapprochée qui dissuade la plupart des voiliers se rendant de Madère aux Canaries de s’arrêter aux Salvages, à quelques 160 milles dans le sud de Funchal. Une approche prudente nous conduit au mouillage de l’anse sud, dans une dizaine de mètres d’eau. Un mouillage peu protégé, il faut en convenir. Le relief de Selvagem Pequena est néanmoins plus doux, moins austère que celui de sa voisine : le Pico do Veado culmine à 158 mètres, mais la petite île descend en pente douce vers la mer. Végétation rabougrie, roches sombres, et brisants. Epaves aussi, nombreuses. Certes, les cartes sont plus ou moins justes, ce qu’il convient de traduire par plus ou moins fausses C’est bien ce dernier qualificatif qu’il convient plutôt de mémoriser. Décalages à prévoir en cascade, donc. Tout d’abord entre la cartographie papier et la réalité. Ensuite entre la cartographie électronique et la cartographie papier. Donc entre la cartographie électronique et la réalité ! Cette problématique résume bien la navigation aux instruments d’aujourd’hui. On doit toujours considérer les informations provenant des documents ou des appareils de navigation comme constituant seulement un faisceau d’informations partielles à disposition du skipper, et rien de plus. Il n’y a pratiquement jamais de certitudes en la matière. C’est pour cela que la navigation, encore aujourd’hui, reste un art. C’est au skipper de collecter les informations utiles à partir des différents moyens dont il dispose, souvent complémentaires, d’en faire le tri, puis de se constituer son idée, et enfin de décider de la solution la plus appropriée à la situation, assurant à son entreprise une bonne marge de sécurité. Comme le disait Albert Einstein : « La connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est que de l’information. » A ce sujet, certains constats ou certains discours m’étonnent toujours, par exemple ceux de certains skippers professionnels, quand ils évoquent la sécurité apportée par l’usage exclusif de la navigation électronique (logiciels et cartographie), celui des alarmes radar ou encore celui des récepteurs AIS pour la veille anticollision. Bref, pour l’heure, je suis décidé à passer le week-end à la Petite Salvage. Nous allons atterrir doucement et toujours avec une solution de retraite sûre à portée de main. L’approche se déroule bien. Il fait beau, l’eau est claire, et nous avons le soleil dans le dos, ce qui est indispensable pour naviguer à vue au milieu des roches. Je peaufine notre future zone d’évitage au mouillage, et finit par jeter l’ancre au meilleur endroit possible. Le logiciel et la cartographie électronique Maxsea, associés au GPS Furuno nous situent bien au sec, sur la terre, à environ 200 mètres de notre position réelle… Peu importe ! Mais j’enregistre néanmoins la leçon pour plus tard, pour que ma mémoire s’en souvienne quand nous approcherons, par exemple, les passes des atolls du Pacifique. Je ne vois pas pour l’instant, de notre position, la cabane du gardien. Je tire copieusement en arrière sur le mouillage avec les 2 moteurs de notre catamaran: la chaîne a fait tête franchement, l’ancre a bien croché. J’allonge 60 mètres de chaîne pour 6 mètres d’eau, et je commence à savourer mon bonheur d’être là, avec les miens. Simplement, dans cet endroit du bout du monde, pour un week-end hors des sentiers battus. C’est ce genre d’escales insolites que je suis venu chercher pendant notre voyage, pour les faire partager à ma femme et à mes enfants. Je n’aperçois dans l’immédiat aucun endroit permettant le débarquement en annexe. Adélie vient avec moi dans le tender pour tenter de repérer le meilleur point de débarquement. Pas évident. Ca déferle partout. Il faudra peut-être aborder à la nage, en laissant l’annexe sur son grappin. A une centaine de mètres, la silhouette de Sandro apparaît soudain sur la grève. D’un geste de ses bras, il m’indique la direction de l’ouest. Finalement, après avoir contourné plusieurs barres rocheuses dans cette direction, nous découvrons une splendide petite plage de sable clair, d’une vingtaine de mètres de longueur, à l’ouest-sud-ouest de la petite île. La seule voie d’accès raisonnablement praticable pour débarquer. Il y a un peu de ressac, nous jetons le grappin à quelques mètres du rivage, et sautons à l’eau. Sur le haut de la plage, hors de l’estran, quelques bidons de carburant et d’eau, des flotteurs, des avirons, et un vieux pneumatique tiré haut sur le sable. Un long sentier sablonneux conduit à la cabane en bois du gardien, surmontée d’une antenne radio et d’une parabole. Ambiance far-west, impression de bout du monde… Nous saluons Sandro, et prenons rendez-vous avec lui pour 11h00. Une habitude, apparemment, aux Salvage, les rendez-vous avec les gardiens. Un poil surprenant, dans des lieux aussi paumés, mais bon. Une épave de cargo, disloquée, jonche les roches du littoral. Nous remettons le pied sur l’îlot à l’heure dite, tous ensemble cette fois. Il n’y a pas d’eau douce ici, l’île est plutôt basse et ne retient guère les nuages. Sandro entrepose ses bidons d’eau en haut de la plage, dans un petit abri à côté de son Zodiac. Le gardien nous accueille chaleureusement. Nous devinons que ce jeune homme, détaché par le gouvernement autonome de Madère pour séjourner sur Selvagem Pequena, doit être content d’avoir de la visite ! Maurizio nous a confirmé qu’à l’exception de l’équipage d’un petit navire de pêche de Funchal autorisé à capturer certaines espèces de poissons dans la réserve marine, Sandro ne voyait pratiquement personne. En approchant cependant de la petite masure, mon regard de mâle est attiré par une silhouette harmonieuse, douce, différente de celle de Sandro. Je réalise bientôt qu’une jeune fille d’une vingtaine d’années, les écouteurs d’un i-Pod vissés sur les oreilles, est assise à la table de bois rustique installée devant la cabane ! Quelle surprise ! Je me dis immédiatement deux choses : le progrès technologique gagne les moindres recoins de la planète, d’une part. Et Sandro est un petit malin qui a bon goût, d’autre part… Nous apprendrons, sur un ton que Sandro essaiera de rendre le plus officiel possible, que cette sirène tout droit sortie des eaux tourmentées d’Ilheu da Fora, un îlot détaché à l’ouest de l’île, est une étudiante en biologie marine qui effectue son stage sur Selvagem Pequena. J’aurais du faire de la biologie marine. Un peu plus tard, quand les enfants s’inquièteront de la durée du séjour de Sandro sur son île d’ordinaire déserte, avant qu’il ne puisse regagner Madère, je me tournerai vers lui discrètement, et, d’un petit clin d’œil, je lui proposerai ma candidature pour le remplacer… Sandro me répondra d’un large sourire, sans plus de commentaires. Avec lui, nous faisons le tour de l’île, en évitant de traverser les zones de nidification des oiseaux marins, essentiellement des pétrels et des puffins. Certains font leur nid à même le sol en creusant de petits terriers. D’autres, comme les cagarros, ces oiseaux bruyants en début de nuit, dont nous avons un jour, aux Açores, découvert les incroyables cris nocturnes, préfèrent nicher plus haut, dans les roches du Pico. Nous y observerons quelques jeunes oiseaux en pleine croissance, encore au nid. La vue, du sommet du piton rocheux qui surplombe les abords de l’île, est impressionnante. Une longue chaussée rocheuse, Restinga da Fora, s’allonge du sud-ouest au nord-ouest, sur plus de deux milles de longueur. La mer y brise violemment. On pourrait y trouver quelques ressemblances avec la Chaussée de Sein. Les épaves s’y sont accumulées. Celle, disloquée, du pétrolier norvégien Cerno, qui s’est échoué sur ces récifs en 1971, est encore bien visible au nord-ouest immédiat de l’île. Il y en eut bien d’autres, qui hantent encore les fonds marins de la réserve naturelle. Dans les rochers, non loin de la plage, l’arrière éventré d’un voilier en polyester, monté haut sur la grève, semble vouloir résister au temps qui passe.
L’isolement tourmenté des Selvagens a parfois connu des tensions. Il s’en est fallu de peu, par exemple, à la fin des années 90, que les avions de l’armée de l’air espagnole, des F-18 américains, qui survolaient volontairement à très basse altitude les Salvages, déclenchent un incident diplomatique majeur entre le Portugal et l’Espagne. Un hélicoptère Puma espagnol simula même un débarquement, à l’été 96, avant que les deux pays signent finalement un accord relatif au survol des îles. Mais l’Espagne, qui conteste toujours la souveraineté du Portugal sur la zone économique exclusive attachée aux îles Salvage, continue d’envoyer ses navires de pêche canariens rôder autour des îles…
Nous nous promenons parmi les morceaux d’épave que les tempêtes d’ouest ont rapprochés de la grève. Quarante ans que la rouille travaille à la lente démolition des assemblages des tôles du Cerno. Au milieu des amas de ferraille rongés, Adélie découvre un oiseau malade qui se déplace difficilement. Je repasserai quelques heures plus tard au même endroit, et le trouverai mort. Pour l’heure, ma fille de onze ans essaye d’apprivoiser un joli crabe d’un rouge étincelant, baptisé Mister Crabus, qui a élu domicile à proximité d’un trou d’eau dans les roches. Un crabe que, plus prosaïquement, je mettrais bien dans mon assiette, ce qui apparaît peu compatible avec le règlement de la réserve marine. Sans même compter avec l’avis très négatif de ma descendance. Marin essaye son cerf-volant sur la petite plage au bout du sentier de la cabane. Nous prenons l’un de nos premiers bains du voyage à cet endroit que le soleil de septembre chauffe agréablement. Un phoque moine nous montre prudemment son museau, à quelques dizaines de mètres dans les vagues qui s’écrasent sur les rochers. L’endroit n’est fréquenté que par un seul bateau de pêche de Funchal, qui possède une licence spéciale, le Maestre Gregorio, armé par 5 ou 6 hommes, lequel nous rejoint de temps à autre au mouillage. Au matin du 6 septembre, j’échange les informations météo avec Sandro, lui-même en relation avec le pêcheur de Funchal. Nous resterons encore aujourd’hui dans l’enseada, puis j’annonce à Sandro par VHF que nous lèverons l’ancre en début de nuit à destination de Ténérife. Plus tard dans la journée, nous reviendrons sur la petite plage. Barbara y poursuivra la lecture des « Thibault » de Roger Martin du Gard, en 3 tomes bien épais. Nous avons bien profité de Selvagem Pequena, et de l’hospitalité de Sandro. Nous allons le saluer, lui et sa volontaire consentante pour les recherches en biologie marine, avant de regagner notre bord. Nous appareillons pour les Canaries à la nuit tombante, après un ti-punch et une plâtrée de pâtes. Je ne regrette pas le détour par la Petite Salvage. Ce week-end restera pour moi un souvenir de voyage particulier, associé à un bel exercice de navigation. Jangada fait à nouveau route au sud. A une centaine de milles devant les étraves, l’archipel des Canaries. »
• Médecine de brousse sur la Blanche…
« Derniers jours dans le delta du Siné Saloum. Avant de rejoindre la Casamance, Barbara a tenu à nous réserver une séquence de médecine tropicale appliquée au campement de pêche Hakuna Matata, sur la rive droite du fleuve. Chacun sait que la nature est forte en Afrique. Localisation du mal : cuisse gauche (joliment fuselée) du Lieutenant. A Siwo, le 9 novembre, l’état de la plaie empire sur la belle. Nous pensons à une piqûre d’insecte venimeux, mais la propriétaire de la cuisse n’a rien vu, rien senti… Toujours est-il que l’infection gagne du terrain, et le cercle violacé fait maintenant 15 bons centimètres de diamètre. Le Capitaine n’est pas satisfait de la situation. Il est responsable de la santé à bord. Ca ne va pas dans le bon sens, tout ça. Douleur dans toute la jambe, ganglions à l’aine, moral en chute libre chez Madame… J’ai incisé, mais n’ai rien sorti de concluant de la plaie. Je n’y ai rien vu non plus… Mais on ne peut pas rester comme ça. Je me rappelle mes premières années de navigation comme 2ème Lieutenant dans la Marine Marchande, en charge entre autres de la santé à bord des navires sur lesquels je naviguais. Dans la plupart des cas, le job ne dépassait pas le traitement des bobos classiques et la lutte contre les MST, dont on finissait par avoir une certaine expérience. Piqûres dans le cul et recommandations prophylactiques, c’était l’essentiel du job. Ca s’est tout de même sacrément compliqué un jour avec un infarctus chez un Maître d’Equipage ou encore une intoxication grave au dioxyde de carbone chez un mécanicien du fait d’une fuite de gaz d’échappement sur l’une des turbosoufflantes d’un gros moteur Sulzer. Barbara et moi avons fait un stage de 2 jours à Paris avant notre départ, via l’association STW (Sail The World) à laquelle je ne saurais trop recommander d’adhérer lorsqu’on prépare un périple maritime ou bien qu’on l’effectue. Tant son site web constitue une mine intéressante d’informations et de contacts. Un stage destiné à nous remettre en mémoire les gestes essentiels de l’urgence, et les principes de base de la médecine générale. L’un des praticiens formateurs avait un nom facile à retenir, Docteur Délire. Anesthésiste-réanimateur du côté de Montpellier je crois, et titulaire d’un DU de médecine maritime, le Docteur Délire. C’est cet homme éminemment sympathique et compétent qui nous a préparé l’ensemble de notre équipement médical, petit matériel et pharmacie, et nous avons été très satisfaits du choix que nous avions fait de lui passer commande de l’ensemble préparé et livré, d’une part pour le côté complet des produits pharmaceutiques embarqués, d’autre part pour l’adéquation à la vie en bateau de son conditionnement. Nous avions également pré-rempli nos fiches individuelles d’équipage avant de les adresser au Centre de Consultation Médicale Maritime (CCMM) intégré depuis de longues années (1983) au CHU de Purpan à Toulouse, du temps où la station de télécommunications radio-maritimes de Saint-Lys fonctionnait encore à 25 km au sud-ouest de la Ville Rose.
Pour l’heure, il faut tenter de trouver une solution au mal qui gagne du terrain. J’ai décidé d’abandonner notre mouillage paisible au fond d’un bolong pour nous rapprocher de la civilisation. Je prépare ma navigation, et je décide d’appareiller de nuit, à 05h00 du matin le 10 novembre, à la faveur du plein, pour profiter du courant descendant. Il faut que nous allions consulter les médecins de Voiles sans Frontières, qui, d’après les informations que j’ai pu obtenir par radio, doivent être en mission en ce moment à Mar Lodj. J’ai réveillé Marin, qui, depuis la table à cartes, me donne les informations de distance et de cap calculées à partir des points GPS de notre trace électronique enregistrée à l’aller. Jangada glisse sur l’eau calme du bolong dans la nuit noire. J’essaie de me remémorer la position des bancs pour éviter l’échouement. Pas simple, j’ai hâte que les premières lueurs de l’aube viennent me faciliter la tâche. Ce que je redoute, c’est l’élargissement des bolongs, car, en toute logique, à débit d’eau égal, lorsque le bolong s’élargit, la profondeur diminue… Le plus gros est fait, nous approchons de Djirda. Les premières pirogues de l’aube croisent avec surprise ce catamaran qui navigue de nuit. L’échouement fait partie de la navigation fluviale. Il est rarement dommageable, mais il n’arrange jamais les bateaux non plus. Un tel incident sollicite parfois les ailerons fixes, les safrans, les moteurs, alors que pendant un tour du monde, on cherche à tout préserver, à prévenir les emmerdements, à commencer par les fondamentaux, la structure, l’appareil à gouverner, le gréement, la propulsion. Loin de ses bases de départ, le désert technologique est souvent la règle en matière d’équipements de voiliers, et de chantiers spécialisés. Alors, moins on touche, mieux on se porte….
A un moment donné, je ne reconnais plus vraiment la trajectoire à suivre, je colle la trace électronique, mais le bolong s’élargit dangereusement, et la hauteur d’eau n’est pas la même qu’à l’aller. Les yeux rivés à l’écran du sondeur, je vois les fonds remonter de façon inquiétante. Je ralentis, mais je suis tout de même pressurisé par la marée qui descend, et le courant de jusant qui entraîne le bateau de plus en plus vite. Pas terrible cette sensation. Le sondeur, dont le capteur est installé dans la coque bâbord en avant de l’aileron fixe, indique 2,50 m de fond, mais soudain, l’aileron tribord touche, s’enlise dans la vase, et fait pivoter le catamaran qui se retrouve à 90° de la route. Plantés ! J’essaie de manœuvrer aux moteurs, mais je ne brasse qu’un nuage de vase épaisse. Le problème, c’est que je ne sais même pas dans quelle direction il faut aller ! Plus à gauche, ou plus à droite ? Le bateau pivote à peine, et de moins en moins. Sur la rive de palétuviers, les aigrettes et les hérons se marrent. La marée descend, il y a du courant, il faut faire vite, sous peine de passer la journée échoués là. On met l’annexe à l’eau, Marin saute dedans, et je l’envoie pousser à l’étrave, moteurs à bon régime. Je lui ai appris la technique à Moundé. Le bateau pivote doucement, alors qu’un piroguier providentiel m’indique d’un geste le sens de la sortie. Il ne s’agit pas de monter un peu plus sur le banc ! Dès que le bateau est dans l’axe libérateur, je pousse les moteurs à fond pendant quelques secondes. Le bateau vibre et semble d’abord ne pas bouger, les échappements fument un peu, puis tout doucement, le catamaran fait sa trace dans la vase, et regagne progressivement l’eau libre ! Ouf !
Nous rejoignons le campement de pêche Hakuna Matata, tenu par Olivier l’Africain. L’ancre plonge dans la vase du tombant en aval du ponton et nous allons à la rencontre du maître des lieux. Je me dis qu’il a peut-être une idée sur le mal qui touche Barbara, lui qui vit ici depuis des années. Il observe attentivement la cuisse et son auréole violacée, et diagnostique immédiatement le problème : un « ver de Cayor » dit-il, qui s’est installé dans la chair ! L’explication ? Une espèce de mouche africaine, affublée du joli nom de Cordylobia Anthropofaga, largement répandue au Sénégal (surtout dans le district de Cayor !), qui se nourrit très volontiers d’excréments et de liquides de décomposition de cadavres d’animaux, pond préférentiellement ses œufs, en ce qui concerne la miyase parasitaire transmise à l’homme, dans le linge propre mouillé qui sèche au vent. Trois jours plus tard, une larve éclot, munie de deux petits doigts adorables qui vont lui permettre de se déplacer à la recherche d’un hôte compréhensif. Dans notre cas, la propriétaire du linge propre et sec. (J’en ai personnellement déduit qu’un excès de lavage pouvait être préjudiciable à la santé en Afrique, peut-être même ailleurs, une théorie à laquelle Barbara semble être restée assez insensible…) La bête a une dizaine de jours pour arriver à ses fins. Lorsqu’elle rencontre la peau (de l’homme, du chien, du chat, du rat ou du singe principalement), la larve s’y enfouit jusqu’à ce qu’une fine couche d’épiderme la recouvre. Elle gagne ensuite du terrain vers le derme, en prenant la précaution de se ménager un petit trou communiquant avec l’extérieur pour pouvoir respirer. Cinq à six jours après l’invasion, la larve se mue en un asticot très actif qui se développe rapidement jusqu’à atteindre 15 mm de longueur. L’hôte voit alors se développer un furoncle qui prend de l’ampleur. Le repassage à chaud du linge propre et sec a l’avantage de tuer dans l’œuf la plupart de ces charmantes petites bêtes, mais inutile de vous dire que nous avons oublié depuis des semaines ce qu’était le linge repassé. Notre joli sujet porteur à nous ne se trouve point aise de cette cohabitation forcée, et tous ses anticorps affluent autour de l’agresseur extérieur. Il nous faut prendre la « calèche » jusqu’à Mar Lodj, mais il n’y en aura pas avant la fin de l’après-midi. Barbara est mi-figue mi-raisin : contente de savoir ce qu’est son mal (tous les africains du campement ont confirmé le diagnostic), mais dégoûtée de savoir qu’elle a un ver qui gesticule dans la cuisse ! Les choses s’accélèrent. Une employée noire du campement décide de passer à l’action. Moi, je suis plutôt pour, elle a l’air sûre d’elle. Elle en a certainement vu d’autres et va chercher un onguent gras, qui présente l’avantage de boucher immédiatement l’orifice de respiration du ver. La bête a horreur de ça, et cela l’incite à se rapprocher de la sortie. L’astuce est là. Une dizaine de personnes assistent à la scène, sous la véranda en paille de riz du campement. Moi, je soutiens le moral de ma moitié, en lui faisant miroiter la perspective que son mal ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir, et qu’on a à bord tout ce qu’il faut pour traiter correctement l’infection.
Effectivement, dès l’application du corps gras, des ondulations fébriles commencent à animer la plaie… C’est bon signe : l’animal est bien présent, et il n’apprécie pas. Je surveille Barbara du coin de l’œil, mais, avant qu’il m’ait été possible de dire ou de faire quoi que ce soit, l’employée du campement saisit à deux mains plusieurs kilos de quadriceps (entendons-nous bien, la cuisse est fuselée, of course, et cependant musclée, bref Barbara a de très jolies jambes !), et commence à presser en partant de loin. Le Lieutenant dérouille, tente de crier, mais la solide femme noire nous explique qu’il faut presser de plus en plus fort, sans jamais suspendre la pression, sinon le ver en profite pour regagner ses pénates en profondeur. Bon… La séance de pressions dure 10 minutes, ma douce tourne de l’œil, je lui tiens la main et lui cache la plaie, pas jolie, mais elle est encouragée à la fois par les Africains qui voient que l’extraction progresse, et aussi par les quelques Blancs présents qui poussent des « Ah, c’est dégueulasse ! » quand la bête, en cours d’expulsion, commence à montrer le bout de son museau, sans renoncer à ses ondulations….
L’infirmière de brousse improvisée prévient que le dénouement est proche, et quand la moitié de la bestiole est visible, elle annonce le coup de grâce : je redoute l’arrachement des chairs et l’altération du patrimoine familial, toujours est-il qu’une dernière pression puissante expulse le ver de la plaie. Soulagement général. 12 mm de long, 3 mm de diamètre, s’il n’est pas de la famille des asticots, c’est un cousin germain… Il gigote dans tous les sens, ondule frénétiquement, rampe sur le coton, pressentant sa fin prochaine. Tout le monde l’admire, car c’est un beau specimen : je le montre à son ancienne propriétaire, écoeurée, mais malgré tout plutôt contente de la présentation. Elle sait qu’un bon traitement antibiotique local et général va remettre de l’ordre dans la belle machine. Direction la pharmacie du bord, et au travail. Le moral de Barbara est déjà remonté d’un cran. Le soir, au campement Hakuna Matata, dîner d’huitres de palétuviers grillées et d’un ragoût de poulet au riz du Saloum. Un guitariste vagabond à l’accent québécois, que nous apprendrons à mieux connaître quelques jours plus tard en Casamance, pousse la chansonnette jusqu’à 2 heures du matin. Quelques « Gazelle » bien fraîches font passer la première dose d’antibiotiques absorbée par ma gazelle à moi. Le lendemain, nous remontons le bolong de Ndangane, y faisons quelques appros : légumes, fruits, pain, et eau minérale. Pas l’abondance, mais de quoi survivre. C’est aussi le seul endroit du delta où l’on trouve « le 10 de Kirène », le bidon de 10 litres (1000 Francs CFA, soit 1,53 euro) de l’eau minérale sénégalaise, sans laquelle l’homme blanc a du mal à survivre dans ces contrées où l’eau n’apporte pas que des bonnes choses. Je trouve des belles crevettes fraîches, modèle gambas, 1 500 Francs CFA (2,30 euros) le kilo. Juste passées à la poêle, dans un peu d’huile d’olive, et légèrement relevées d’une sauce piquante, le dîner de ce soir préparé par la malade convalescente sera succulent.
Le 13 novembre, nous prenons le train descendant de la marée du fleuve, et faisons route vers Djiffere. Le nombre de pirogues de pêche sur la plage de ce village qui garde l’embouchure du Siné Saloum est impressionant : des centaines. Le fleuve, depuis quelques années, a creusé une nouvelle passe de sortie pour retrouver l’océan. Un sacré job. Il a délaissé la pointe de Sangomar, à plusieurs milles au sud, a coupé la presqu’île, créé une île, et s’est frayé un passage dans les bancs de sable directement vers le large. Mystères de l’hydrologie. La nouvelle passe vient juste d’être balisée par le gouvernement sénégalais, et nous décidons de l’emprunter pour quitter le Saloum.
Le soleil décline, nous franchissons le dernier couple de bouées, et hissons la grand-voile, un rituel où chacun gère désormais son poste, et les attributions qui vont avec. C’est la manœuvre la plus physique du bord. Cela faisait un moment que nous n’avions pas envoyé de la toile ! Les coulisseaux Antal sont gorgés de sable ocre apporté par les vents du désert, les haubans sont à l’unisson, la belle voile Incidences prend des couleurs méconnues dans les pertuis rochelais. En Afrique, le bateau prend des allures de 4 x 4… Cap au sud-ouest pour s’éloigner de l’embouchure de la Gambie, notre catamaran fait route à 8 nœuds sous voiles, impressions délaissées et oubliées depuis quelque temps.
Cependant nous découvrons aussitôt un hallucinant champ de mines de casiers de pêche. Des centaines ! Les fonds, très plats, sont d’une dizaine de mètres seulement. J’évite les premiers obstacles au pilote, mais il y en a de plus en plus, et ça ne va pas pouvoir le faire très longtemps. Barbara prend la barre, je prends la veille à l’étrave bâbord, Marin à l’étrave tribord, et nous transmettons les consignes de barre vers l’arrière. Le slalom durera une bonne heure. Par chance nous sortirons de ce piège à la nuit tombée, sans dégâts. Nous mettons le cap sur la passe d’entrée de la Casamance, à 80 milles au sud. Mon petit équipage va se coucher. Je démarre le dessalinisateur, un bonheur de le voir désormais fonctionner à merveille, et je commence ma nuit de veille, sous les étoiles, à veiller les pirogues de pêche. Heureux d’être en voyage avec les miens. »
• Traversée de l’Atlantique, huitième jour. Passage aux Rochers Saint-Paul…
« Une semaine de mer ce matin! On a carburé toute la nuit, avec prise du premier ris vers 01h00 du matin. Barbara a adoré ! Il y a 20 nœuds de vent, la mer est formée, et je m’interroge sur la situation au mouillage, même pour quelques heures. J’aurais préféré que l’alizé soit plus faible, et la mer plus calme. Quasiment sur la route de l’île de Fernando do Noronha depuis le Sénégal, légèrement dans l’ouest de la route directe, le pavillon brésilien flotte sur les Penedos de Sao Pedro e Sao Paulo, ce groupe de petits îlots rocheux issus d’un plissement sous-marin de la dorsale médio-atlantique. Situés pratiquement sur l’équateur, ils émergent au beau milieu de l’océan à près de 1000 km de la ville de Natal. La terre la plus proche est le petit archipel de Fernando do Noronha, également brésilien, situé à quelques 325 milles nautiques dans le sud-ouest. A 09h00 du matin, nous sommes à 16 milles dans le nord-est des Rochers Saint-Paul, mais les conditions qui règnent sur la zone depuis le début de la nuit dernière laissent par avance peu d’espoir de mettre à l’eau l’annexe et de pouvoir débarquer au petit pier qui dessert la base scientifique sur l’îlot principal Belmonte. Je dispose d’une très vieille carte marine française, que je conserve depuis des années avec l’objectif de passer un jour par les Rochers. Je vais enfin réaliser cet objectif. J’ai aussi glané quelques schémas et informations complémentaires sur Internet, lors de notre passage à Ziguinchor. (De nos jours, Internet est devenu une mine d’informations y compris pour le navigateur au long cours, et j’ai pris l’habitude, au cours de ce voyage, avant de reprendre la mer, de passer systématiquement une quinzaine de minutes sur le web à télécharger tous les documents qui me paraissent utiles à consulter pour la prochaine étape et la prochaine escale de notre voyage. J’en prends connaissance ensuite à bord, tranquillement installé à ma table à cartes, et ces données contribuent grandement à éclairer mes autres sources de renseignements et à préciser notre itinéraire. Je consulte également sur le web les informations relatives à la sécurité, pour peu que la zone traversée ou rejointe soit un peu sensible à ce niveau.). J’ai donc suffisamment d’informations nautiques pour approcher cette incroyable curiosité géologique de près, et, je crois, avec une sécurité suffisante. Les fonds alentour tombent en effet assez vite à 4 000 mètres, mais la nature a voulu que le sommet de Belmonte, qui porte un petit phare à bandes horizontales rouges et blanches, émerge de l’océan de quelques 22 mètres ! Incroyable péripétie de la nature.
Les rochers eux-mêmes ne s’étendent que sur 350 mètres du nord au sud et 200 mètres d’est en ouest. Les îlots (ilhotas) principaux s’appellent Belmonte, Barao de Teffé, Sao Pedro, Sao Paulo, Sirius. La surface de Belmonte, l’îlot principal, ne dépasse pas 5 380 m2, un peu plus d’un demi-hectare… La Marinha do Brasil y a positionné de manière permanente depuis 1998 quatre scientifico-militaires, qui sont relevés tous les 15 jours.
Plus récemment (1er juin 2009), le drame du vol 447 d’Air France qui devait relier Rio de Janeiro à Paris en Airbus A 330 s’est déroulé dans les parages des Rochers Saint-Paul. Nul doute que les conditions météorologiques, qui peuvent être exceptionnellement violentes en altitude encore davantage qu’au niveau de la mer dans ces parages, ont quelque chose à voir avec cette catastrophe aérienne qui a fait 228 morts…
Comme d’habitude, je promets un coup à boire dans le premier bistrot venu au premier membre d’équipage de Jangada qui apercevra la terre, à condition qu’il assure un minimum de mise en scène. Il doit crier « Terre ! Terre ! » comme au bon vieux temps (j’adore), tendre le bras dans la direction de sa découverte, et tant qu’à faire ne pas raconter de sornettes ! L’usage des jumelles est prohibé. J’appelle ça la veille au tafia…, ou comment développer l’âme de conquistadores de mes enfants par tous les moyens ! Je ne participe pas moi-même au jeu (sinon, je crois, avec modestie, que je gagnerais souvent, car voir en mer est aussi, et pour beaucoup, une question d’expérience) mais je suis l’arbitre. C’est Marin qui l’emporte cette fois, les Rochers sont visibles aujourd’hui à 7 milles environ. J’ai tracé une trajectoire d’approche par le nord-ouest, le côté sous le vent. C’est aussi celui vers lequel s’ouvre la minuscule baie, ou plutôt l’étroit goulet qui mène au petit quai de la base. Jangada fait voile à 8 nœuds vers le minuscule archipel. Heureux hasard de la nature, c’est aussi dans le nord-ouest qu’existe la seule langue rocheuse sous-marine partant des îlots, avec des fonds d’une vingtaine de mètres sur environ une encablure. Ensuite, ce sont à nouveau les abysses. C’est à cet endroit que j’envisage de jeter l’ancre, si les conditions le permettent. Mais à l’évidence, cette option pourra être qualifiée à juste titre de vrai mouillage précaire !
Ma première surprise est de compter dans les environs immédiats des Rochers 5 petits navires de pêche brésiliens, en bois, d’une quinzaine de mètres de long, qui semblent basés là à la belle saison. Je sais que les parages sont très poissonneux, l’archipel agissant comme un véritable DCP (dispositif de concentration de poissons). Lorsque je naviguais à la Compagnie de Navigation d’Orbigny, sur les lignes régulières de l’Amérique du Sud, nous avions l’habitude de choisir les parages des Rochers Saint-Paul pour effectuer une opération de maintenance mécanique régulière, appelée « lessivage des turbos-soufflantes ». Les gros moteurs diesel lents des cargos sont équipés de turbines de compression de l’air d’admission, et ces turbines, mues par les gaz d’échappement, doivent être régulièrement nettoyées par injection d’eau douce sur les ailettes. L’opération, qui dure 3 heures environ, nécessite un fonctionnement à vitesse réduite, par exemple 8 nœuds, ce qui correspond parfaitement, le marin marchand l’a bien compris, à une excellente vitesse de pêche à la traîne… C’est ainsi que j’avais déjà eu l’occasion d’apercevoir les Rochers, mais au loin, pour ces raisons mécanico-halieutiques. Une partie de l’équipage se trouvait donc pour ce laps de temps affecté très officiellement à cette activité nourricière sur la plage arrière, car le Commandant entendait bien ainsi agrémenter de poisson frais l’ordinaire de son équipage, et le sien !
Il y a du beau monde sous la surface des eaux de Saint-Paul. J’ai d’emblée prévenu Marin et Adélie qu’il n’était pas question de se baigner dans le coin si toutefois nous pouvions nous y arrêter. Les prédateurs sont ici chez eux, et la nature est forte dans ce lieu perdu au milieu de l’océan. A moins de 3 milles des Rochers, j’aperçois un requin se défiler in extremis de la trajectoire de la coque bâbord, qui a bien failli le percuter. Il somnolait en surface, et s’éloigne mécontent, honteux de s’être fait surprendre. Nous affalons la toile à un mille des roches, et faisons route aux moteurs vers la minuscule zone de mouillage sous le vent du goulet, où 3 des navires de pêche sont à l’arrêt.
Je m’aperçois en approchant qu’ils ne sont en fait pas mouillés, ces navires, mais amarrés en file indienne à une longue aussière qui part sous le vent des rochers. Ils roulent bord sur bord, et l’immense précarité du lieu nous saute à la figure à cet instant. La houle océanique, 3 à 4 mètres de creux même par beau temps comme aujourd’hui, transforme l’endroit en une marmite géante à l’allure impressionnante, genre pêche au bar au phare de la Vieille par force 7.
Nous comprenons immédiatement qu’il n’est pas question de débarquer, le goulet est inaccessible aujourd’hui, submergé par les déferlantes et les paquets de mer, et habité de gros remous qui ne dépareilleraient pas dans le Fromveur par force 8 de suroît à marée descendante… Il fait pourtant grand beau, mais la houle océanique venue du sud de l’Afrique ne fait pas dans la délicatesse avec ces poussières d’îlots qu’elle rencontre sur son chemin après des milliers de kilomètres de route libre. A bord des navires de pêche, à quelques mètres de nous, les marins brésiliens sont, je crois, doublement surpris. Voir un voilier passer ici n’arrive pas tous les jours, tant s’en faut, qui plus est avec une jolie femme en maillot de bain sur le pont ! Et puis je les vois observer attentivement notre catamaran qui, s’il déjauge parfois une partie de ses dessous dans la houle, ne roule pas, alors que Barbara se demande comment ces hommes font pour rester à bord de leurs bateaux munis d’un pavois bien faible et atteints d’un roulis invraisemblable. Je ne les trouve pas très marins d’ailleurs ces bateaux de pêche brésiliens, pas taillés pour le large. Je suis persuadé qu’ils ne font le voyage depuis Natal qu’une seule fois par saison, restant basés autour des Rochers pendant la campagne de pêche, en étant ravitaillés (vivres, gas-oil, matériel, et débarquement du poisson) par un navire militaire.
Mais aujourd’hui, l’évidence est là : impossible de pénétrer dans le goulet pour approcher le pier ! C’est un piège dangereux, la minuscule baie est assaillie de remous invraisemblables, et les vagues y éclatent dans un fracas d’embruns et d’écume assourdissant. Inutile de mettre l’annexe à l’eau : il faut se contenter de regarder ce lieu étonnant et puissant. En se gardant bien de l’approcher davantage. Seulement s’en mettre plein les yeux, car il est probable qu’aucun de nous n’y reviendra jamais… Je tente de mouiller par une vingtaine de mètres de fond, mais l’ancre ne croche pas, nous dérapons. J’allonge de la chaîne, mais rien n’y fait. La roche doit être très lisse au fond, l’ancre ne parvient pas à crocher. Deux nouvelles tentatives de mouillage s’ensuivent, mais sans davantage de succès. La glissade immédiate est de règle. Par très beau temps, absence de vent et de houle, autrement dit des conditions très rares, il doit être possible de pénétrer dans le goulet avec un voilier. La solution la plus sûre doit cependant consister à s’amarrer à l’aussière flottante utilisée par les pêcheurs brésiliens, puis à se rendre au pier en annexe. Une autre fois, peut-être ? Je vois le pneumatique orange de la base, qui a été sorti du goulet pour ne pas être détruit et qui est amarré à l’un des bateaux de pêche, se diriger vers nous avec 2 hommes à bord. Ils viennent nous saluer et nous apportent une pleine bassine de langoustes ! Nous échangeons quelques mots en brésilien, et je leur donne deux bouteilles de vin. Ils sont ravis, et, après leur accord, je saute quelques instants dans leur pneumatique pour prendre quelques images de Jangada aux Rochers Saint-Paul. Nous restons quelques dizaines de minutes à observer ces lieux étonnants, puis saluons nos hôtes de la main et reprenons doucement notre route vers le sud-ouest en renvoyant la toile.
Chacun à bord se souviendra longtemps de ces instants que l’originalité de l’endroit transformera dans nos mémoires en souvenirs tenaces d’un moment exceptionnel. Je regarde le minuscule archipel s’éloigner dans le sillage avec la satisfaction d’y être passé. L’alizé de sud-est est là, nous filons 8 nœuds vers Fernando do Noronha. Je me dis que c’est le moment ou jamais de mettre les lignes à l’eau pour tenter de conjurer le sort qui nous a vus perdre plusieurs gros poissons et pas mal de matériel depuis notre départ de Casamance, tout en étant contraints de nous contenter de quelque menu fretin… Quelques minutes à peine se sont écoulées, quand soudain la canne limite de la rupture, et le fil s’allonge dans la mer à une vitesse qui me fait redouter la même fin que précédemment : rupture, désolation, et chute passagère mais vertigineuse du moral du pêcheur… Je cours serrer un peu plus le frein et m’aperçois que le moulinet est brûlant ! Au bout, c’est du gros, du très gros !
L’équipage est appelé d’urgence aux postes de manœuvre : reconnecter le système manuel de barre à roue (sous pilote automatique, il est déconnecté pour diminuer la consommation électrique), lofer le plus vite possible pour faire chuter la vitesse, enrouler le solent, démarrer au moins le moteur sous le vent, mettre à la cape à faible vitesse avec la grand-voile tout juste appuyée.
Puis chacun prend son poste habituel. Barbara, que ces séquences de pêche font stresser à bloc, n’aime pas la phase manœuvre/capture/mise à mort/préparation odorante et sanguinolente. Elle prend néanmoins les commandes barre et moteurs. Adélie est préposée à l’apport de matériel en fonction des besoins (bouts, gants de plongée, gaffe à thon, fusils sous-marins, couteau, gourdin…). Marin est en charge de la canne et de son moulinet, assis sur le siège de coque. Quant à moi - tendance à poil, consigne de la patronne, car j’ai déjà laissé plusieurs bermudas (odeurs fortes et traces de sang tenaces des animaux capturés) dans ces bagarres – je suis en bas dans la jupe, calé dans l’angle du tableau arrière, les pieds copieusement rincés par la mer. Je ramène avec des gants, main sur main, le fil de nylon que Marin enroule au moulinet. Cette fois, qu’est-ce qu’on a bien pu crocher au bout de la ligne ? Mystère, mais l’excitation est à son comble !
Devant le gabarit prévisible de l’animal, je devine à son regard que le joli Lieutenant préfèrerait clairement que la ligne casse ! Elle me l’avouera peu après. On n’a pas les mêmes gènes, tout est normal. Quant aux yeux de Marin et d’Adélie, ils reflètent un mélange de scepticisme sur l’issue de la partie, et d’appréhension vis-à-vis de la bestiole… Laquelle se calme un peu, mais la canne reste ployée à bloc. Il y a seulement moins de secousses. Il ne reste qu’une cinquantaine de mètres de fil sur le moulinet qui en compte 300. Je me dis que le plus dur est fait, l’animal est bien accroché, et le fil n’a pas cassé. Il faut fatiguer le poisson, le fatiguer et compter sur sa résignation tant qu’il n’apercevra pas le bateau. Je modifie le réglage du frein, pour que le fil puisse à nouveau partir si le poisson a des regains d’énergie, c’est toujours préférable à la casse. Je ramène de la longueur, doucement, patiemment, mais sans jamais relâcher la tension. De temps à autre, une secousse brutale reprend quelques mètres de fil, mais la prise n’est plus, au bout de 10 à 15 minutes, qu’à quelques dizaines de mètres du bateau. Une seconde d’inattention à la barre et le bateau vire de bord avec la retenue de bôme amarrée sous le vent… Empannage ! Barbara démarre le moteur bâbord pour récupérer le coup, le bateau reprend la cape sous la bonne amure. J’en profite pour armer le premier fusil sous-marin, puis le deuxième, encore plus puissant. Sécurités enclenchées. Plusieurs oiseaux de mer suivent la capture de près, ils se tiennent juste au-dessus du poisson, nous indiquant sa position avec précision, ce qui est bien commode. Ce n’est pas rare, dans la nature, que les espèces s’entraident, volontairement, ou involontairement, quand elles partagent un même intérêt ! Le poisson finit par apparaître au creux des vagues, couleur marron, forme encore indéterminée, identité indéfinie. Je redoute l’approche finale du bateau, phase toujours la plus délicate, qui provoque souvent des réactions violentes de la part des poissons pris au piège du leurre. Nous soufflons une minute avec Marin, c’est physique la pêche au large ! Et puis nous attaquons la dernière séquence, où tout se joue. J’ai les 2 fusils sous-marins chargés sous la main, ils vont servir à harponner le poisson pour sécuriser sa mise à bord sur la jupe, un moment critique où la rupture de la ligne, plus courte et donc moins amortie, ou bien la libération du poisson sont fréquentes. Lorsque l’animal n’est plus qu’à une quinzaine de mètres, j’aperçois son rostre et sa nageoire dorsale, et pense d’abord, prise incroyable pour moi, à un marlin ! Ouaaahhh ! A la vue de l’appendice profilé du monstre, je chausse vite fait la paire de docksides que me tend Adélie, puis hale les derniers mètres de fil. A ma grande surprise, le poisson nage déjà sur le côté, sa voilure à l’horizontale, et il se débat relativement peu. Ca vaut mieux pour moi… Je ne suis pas connaisseur en pêche au gros, mais c’est me semble-t-il un splendide poisson-voilier, rostre assez court, voilure immense. Un sail-fish. Il semble fatigué, il a beaucoup lutté, et l’énergie semble lui manquer pour une dernière tentative de libération. Je crois surtout qu’il a beaucoup perdu de forces au début du combat, lorsqu’il a mordu au leurre, et que le catamaran avançait alors à 8 ou 9 nœuds, avant que nous réduisions la vitesse. Beaucoup de poissons, puissamment tractés par la ligne emmenée par le voilier, commencent à « se noyer » à ce moment-là, dès qu’ils ont mordu à l’hameçon. Au dernier moment, Adélie remplace Marin à la canne. Son nouveau job consiste à empoigner le fil avec ses mains gantées et sa mission est claire : tenir le coup quoi qu’il arrive ! Je songe un instant à relâcher ce splendide animal, mais il est déjà trop tard, la vie est en train de le quitter. Je prends le temps d’ajuster puis de décocher proprement mes deux flèches dans le corps musclé du grand poisson. Je le hisse avec peine sur la jupe arrière avec les flèches des arbalètes, maintient le rostre du pied sur l’antidérapant, et parvient à lui passer un bout à travers les branchies. A partir de là, le stress de la pêche retombe, le grand poisson ne bouge plus, et la boucherie commence. L’animal mesure plus de 2 mètres de long et doit peser quelque chose comme 50 kg !
Instinct primaire sans doute, je me tourne vers mes enfants qui n’ont rien perdu de toute la scène, et je pousse un cri de victoire que le vent emmène vers les Rochers Saint-Paul, encore visibles à quelques milles dans le sillage. Simultanément, je suis traversé par un sentiment mitigé. J’aurais relâché ce splendide animal si nous étions parvenus à le ramener plus vite au niveau de notre tableau arrière, bien vivant. Enlever la vie ne m’a jamais passionné. Mais le remettre à l’eau alors qu’il est mort n’a pas davantage de sens. Remonter le sail-fish sur le pontage tribord ne sera pas facile, il mesure exactement 2,26 mètres de longueur ! Transformation de Jangada en chalutier-usine pour 4 ou 5 heures… Le sang coule partout, Barbara regarde ailleurs. Mais tout l’équipage se met à la confection des conserves ! Il faut faire vite, car sous les tropiques, hors réfrigération, la chair tourne très vite. Je passe deux heures à vider la bête et à découper des filets, en me félicitant d’avoir installé une pompe électrique de lavage à l’eau de mer… Barbara et les enfants préparent les marinades, et les bocaux, sortis du fond de cale, se remplissent un à un. Bonjour la vaisselle ! Les 2 cocottes-minutes ronronneront toute la nuit, parfumant le carré de l’odeur tenace du grand poisson. Quel souvenir !
Dans la soirée, vers 20h00, nous franchissons l’équateur. Il fait nuit, et nous sommes tous devant l’écran du GPS à visualiser les derniers centièmes de milles avant de basculer dans l’hémisphère sud. L’eau de mer est à 27° C, la température de l’air est de 31° C. Après toutes les émotions de la journée, le cockpit de Jangada se transforme soudain en piste de danse effrénée, signe d’un certain retour à la vie sauvage… A l’I-pod, le Captain, pour des rocks de légende, et à l’agitation frénétique, l’équipage qui ce soir se lâche grave…
• Une journée de navigation aux Tuamotus…
« C’était hier. Nous avons quitté l’île paisible de Taravai aux Gambier il y a un peu plus de 48 heures, et depuis nous avons parcouru près de 400 milles. Nous avons d’abord laissé l’atoll de Maria à faible distance à tribord, puis les îles du groupe Actéon également à tribord, les atolls de Fangataufa et Moruroa à bâbord, l’atoll de Tureia a bâbord, et, vers la mi-journée d’hier, nous avons serré à le toucher l’atoll de Vaiaaretea, à tribord .
La ligne horizontale des cocotiers de cette île du large ne nous est apparue sur l’horizon qu’à une petite dizaine de milles de distance. Vaiaaretea est un atoll dépourvu de passe d’accès, comme la plupart des atolls au sud-est des Tuamotus. Les atolls de Moruroa et Fangataufa font exception, ils sont dotés d’une passe, et sont parmi les plus éloignés de Tahiti, ce qui leur a valu d’être choisis pour les essais nucléaires du Centre d’Expérimentation du Pacifique. Pas sûr que ce fût une chance !
Entre 1966 et 1974, la France a procédé à 46 essais atmosphériques, et à 146 tirs souterrains entre 1975 et 1996. La dernière série d’essais eut lieu entre le 5 septembre 1995 (Moruroa) et le 27 janvier 1996 (Fangataufa).
Aujourd’hui, pas question d’aller pointer les étraves de Jangada dans le lagon de Moruroa, la navigation est strictement interdite à tout navire dans un périmètre conséquent autour des deux atolls mitoyens. L’armée française vous prie de passer votre chemin… Elle n’a sans doute pas envie qu’un journaliste vienne faire un énième papier et quelques images gênantes de ce site célèbre, en constatant la lente dégradation des installations abandonnées par les militaires, tout en prélevant quelques échantillons de corail et quelques poissons du lagon, histoire d’en faire vérifier la teneur en matières radioactives… Les derniers essais effectués en Polynésie avaient je crois pour objectifs de valider les nouveaux missiles qui équipent aujourd’hui nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), mais aussi de valider les futures procédures d’essais nucléaires en l’absence d’essais réels. Aujourd’hui, la plupart des installations militaires ont été délaissées, mais un petit détachement est maintenu sur place : il est chargé de vérifier que les plus célèbres atolls de l’Océan Pacifique retournent doucement sinon à leur virginité écologique, du moins à leur isolement, et ce sans recevoir de visites inopportunes. De toute façon, nous n’étions pas trop tentés d’aller y faire escale, il y a tout de même 75 autres atolls aux Tuamotus… La carte mentionne juste un point de débarquement au nord-ouest de l’atoll de Vaiaaretea, où doit se situer un tout petit village de quelques farés seulement, dont un pylone signale la présence. Sans doute la « goélette » de Tahiti stoppe-t-elle de temps à autre à proximité de la barrière corallienne, pour embarquer du coprah, et livrer au minuscule village quelques denrées vitales. Mais le transbordement doit être sportif ! Nous avons vu les rouleaux déferler bruyamment sur l’anneau corallien de l’atoll, dans des nuées d’écume, et le vacarme des brisants nous parvenait nettement tandis que Jangada, à quelques encablures de là, taillait sa route à 8 nœuds vers les atolls d’Hao et d’Amanu, situés plus au nord-ouest. J’avais mis les 2 lignes de traîne à l’eau en passant près de l’îlot, en espérant attraper quelques protéines, mais sans succès. La nuit est maintenant tombée, nous sommes sous grand-voile haute et solent, route au 312. Le vent d’est, 15 nœuds environ, nous vient de tribord arrière. Cette nuit nous devons changer d’heure, et passer de TU – 9 à TU – 10. Il y a, pour l’heure d’usage, une heure de moins aux Tuamotus et dans les Iles de la Société par rapport aux Gambier. Nous sommes donc désormais en décalage de 12 heures avec la métropole.
En deuxième partie de nuit, ce sera l’atterrissage sur les deux grands atolls d’Hao et d’Amanu. Il va falloir ouvrir l’œil. J’ai positionné un waypoint à 2 milles au sud de l’atoll d’Amanu, et, en soirée, il nous reste environ 85 milles à parcourir pour y parvenir. Pour cette nuit, comme pour les deux précédentes, je me suis installé dans le carré dès le crépuscule. A proximité immédiate de la table à cartes, et des instruments de navigation. Aux Tuamotus, il faut régulièrement contrôler sa position, de nuit comme de jour. Les courants sont parfois sensibles, et la navigation, bien que beaucoup moins hasardeuse qu’auparavant grâce au GPS et à la cartographie moderne, exige un peu de rigueur, de l’attention, et des contrôles fréquents.
Barbara, qui a du manger du chien dans son chao men à Rikitea la veille de notre départ des Gambier, n’est pas au mieux de sa forme, et apprécie d’aller dormir en bas. Adélie, qui a visionné cet après-midi (pour la énième fois…) le film « Les deux frères » (une belle histoire de tigres), marche à quatre pattes dans le carré en rugissant et exige que je l’appelle Sanga… Je commence à songer à la ciguatera… Ma fille a construit une invraisemblable cabane dans la moitié bâbord du roof, et compte bien passer la nuit à l’intérieur. Bon, du moment que tous les coussins réquisitionnés ne s’effondrent pas sur l’écran de mon ordinateur de navigation, et qu’il m’en reste un pour somnoler, ma foi, cela ne me dérange guère. Marin, dépité par cet envahissement, est allé se coucher dans la cabine milieu tribord. Il n’aime guère veiller tard le soir. Le sommeil le rattrape en général assez vite, croissance oblige.
La nuit commence par un splendide lever de Lune, à l’est. La pleine lune va nous éclairer toute la nuit, un élément bien agréable en mer. Depuis les Galapagos, la planète Vénus brille tous les soirs dans l’ouest, à faible hauteur, dès que l’obscurité a recouvert la surface de l’océan. Elle perd rapidement de la hauteur sur l’horizon, puis, invariablement, disparaît à mes yeux en plongeant dans la mer. Adélie s’est rapidement endormie dans le carré, mais j’entends sa respiration régulière, qui me tient compagnie pendant ces longues heures d’obscurité.
J’ai lu sur mon logiciel Maxsea que la marée serait haute vers 05h00 demain matin à Hao. C’est l’heure à laquelle il faut idéalement se présenter devant la passe d’entrée de l’atoll d’Amanu, très voisin de celui d’Hao. Mais la passe est au sud-ouest du lagon, soit 7 milles après mon waypoint d’atterrissage. Ca va être juste pour y être à l’heure optimale d’une part, d’autre part il fera encore nuit, ou tout au moins faudra-t-il se contenter des toutes premières lueurs de l’aube pour approcher notre première passe des Tuamotus… Pas complètement idéal. La situation s’annonce un poil tendue. J’étudie les détails de l’entrée dans le lagon sur la carte électronique que je grossis à volonté sur l’écran de mon ordinateur. Chose rare, l’atoll d’Amanu est doté de 3 passes, mais une seule est praticable pour nous, bien qu’elle ne fasse que 0,04 mille de large, soit 75 mètres environ. Sur ces 75 mètres, seuls 25 constituent la largeur utile de la passe. Je remarque qu’une chaussée de corail ferme en partie la passe à son entrée dans le lagon, obligeant à effectuer une chicane avant de bénéficier du calme du plan d’eau intérieur. Dans ce genre de cas, je me fais un petit scénario virtuel de la séquence d’entrée, que je me répète deux ou trois fois avec la carte sous les yeux, jusqu’à l’avoir assimilée. Parce qu’il sera trop tard ensuite pour ce faire lorsque je serai aux commandes du bateau, dans la passe. Résumons la situation : notre première passe aux Tuamotus, étroite à souhait, un grand lagon de plus de 250 km2 (donc un flot sortant important si on arrive trop tard), un obstacle à l’entrée, un timing pas gagné… Alors j’essaie de cravacher Jangada en gardant de la toile dans les grains épars de la nuit, dont je vois arriver la masse sombre sur notre arrière tribord. Tout cela crée une petite appréhension que… je garde pour moi ! Pour ne pas inquiéter mon petit équipage. J’ai corrigé légèrement, mais à plusieurs reprises, la route, au cours de la nuit. Entre le contrôle de la position et de la route suivie, les réglages de voiles rendus nécessaires par la présence de grains, et les tours d’horizons de veille pour détecter l’éventuelle présence d’un autre bateau, je somnole, allongé à tribord dans le carré. Je règle mon minuteur de cuisine (dont la sonnerie est désagréable, mais efficace) sur 20 minutes, et je m’endors pour de courtes séquences de sommeil.
La nuit s’étire ainsi doucement. Sous ces latitudes, elle est longue, douze heures, et quand on est en mer, l’arrivée du jour nouveau est toujours un moment attendu. Le pont est encore mouillé de la pluie lâchée par le dernier grain. Nous ne sommes pas en avance, un moteur marche depuis une heure déjà dans le souffle mollissant de cette fin de nuit, et je mets à profit les premières lueurs qui éclaircissent l’horizon à l’est pour raccourcir la route et couper au plus court à quelques centaines de mètres de l’anneau corallien. Je vois clairement les brisants et la ligne parfaitement horizontale des cocotiers qui recouvrent l’atoll. Nous passons, tribord amures, du grand largue au vent de travers, puis au près bon plein. A border les voiles ! Jangada affectionne ces allures relativement proches du vent, et il accélère à 10 nœuds. Le changement de comportement du bateau, associé à la lueur du jour qui envahit doucement les cabines, sortent Marin de sa bannette. Il émerge de la coque tribord. Adélie s’étire doucement dans le carré. Nous affalons les voiles.
On aperçoit sur la grève quelques paumotus d’Ikitake, le petit village d’Amanu, qui observent la manœuvre et les préparatifs d’entrée de Jangada dans la passe. Dans ces îles, on se lève tôt, 05h30 environ, on vit avec le jour, et le soir, à 20h00, après deux heures d’obscurité, la plupart des villageois sont couchés. Je jette un dernier coup d’œil à la carte grossie sur l’écran de mon ordinateur, montre à Marin et Barbara la passe et surtout la barrière de corail qui vient obstruer en partie l’axe d’entrée au moment de pénétrer dans le lagon, obligeant à effectuer un S au moment opportun. Je leur indique qu’il leur faudra aller veiller aux étraves, chacun d’un côté, pour m’aider à franchir le passage, et trouver sans incident le calme du lagon. Comme je le craignais depuis hier soir, nous sommes légèrement en retard, l’étale de pleine mer est passée depuis trois quarts d’heure. Lorsque nous approchons de l’axe de la passe, nous constatons qu’il existe déjà une veine de courant sortant, qui n’augure rien de bon dans mon esprit. Dans cette passe étroite qui doit vider en 6 heures (d’une hauteur d’eau de 75 cm) un immense lagon de 279 km2, avec l’aide de deux autres micro-passes, la renverse s’installe vite… Je fais signe à un pêcheur local, qui traîne ses lignes dans le courant au sortir de la passe avec son embarcation à moteur hors-bord. Il s’approche, et me dit que je peux y aller. Par expérience, je sais qu’il faut se méfier de ce genre d’appréciation des marins locaux, ils ne naviguent pas sur le même genre de bateau que nous, et leur expérience, leur façon de voir les choses aussi, ne sont pas les mêmes que les nôtres. Le danger peut venir de là aussi. Nous nous engageons dans l’étroit passage, chacun à son poste, mais un petit rappel de mécanique des fluides s’impose rapidement à nous : plus la passe devient étroite, plus le courant est fort… Je pousse les moteurs à 2 000 tours/minute, puis à 2 400, mais je me rends vite à l’évidence. Nous ne passerons pas, nous nous sommes présentés trop tard après la pleine mer. La renverse est déjà bien établie, et le courant sortant est déjà de 5 nœuds, en augmentation. Surtout, ne pas faire demi-tour, le passage est trop étroit, le bateau irait toucher les roches latérales. Ralentir progressivement le régime des moteurs, tout en conservant son cap entrant dans l’axe précis de la passe. Puis laisser le courant prendre le dessus, et se laisser éjecter vers le large comme un bouchon pris dans le jusant. Mais sans faire demi-tour, surtout.
Leçon de navigation N°1 dans les Tuamotus :
1) Se présenter exactement à l’heure optimale devant la passe, et même un peu avant, histoire d’avoir le temps de repérer les lieux, quitte à monter dans le mât.
2) Observer la surface du lagon : plus il est grand, plus il y aura d’eau à sortir (ou rentrer) dans la ou les passes. Personnellement, je n’apprécie guère d’emprunter une passe avec du courant rentrant, sauf si elle est parfaitement claire.
2) Compter le nombre de passes dont est doté le lagon : certains atolls n’en ont aucune, là, c’est simple, on reste dehors. Une seule passe : toute l’eau concernée par l’amplitude de la marée devra passer par cette seule passe, cela promet une renverse rapide et un joli débit, donc un fort courant dans la passe. S’il y a deux ou trois passes, elles contribueront à diminuer le courant dans la passe principale.
De l’hydraulique de base, donc. L’équipage est déçu de se retrouver dehors, nous devrons attendre maintenant l’étale de basse mer, dans près de 5 heures, pour entrer dans le lagon. Deux solutions se présentent à nous pour patienter : soit se laisser dériver, les fonds descendent en quelques trois cent mètres de distance à des profondeurs abyssales, soit tenter de mouiller sur l’accore du récif corallien, puisque nous sommes sous le vent du récif. Pas forcément évident. Ni très sûr.
Mais j’irais bien faire un repérage en annexe de la passe et du mouillage, aussi choisissons-nous la deuxième solution. Sur la carte, à faible distance de la passe, je vois une petite langue de corail qui s’avance de quelques dizaines de mètres vers le large. Nous la trouvons au sondeur, et jetons l’ancre dans 20 mètres d’eau. Marin allonge à ma demande 70 mètres de chaîne, et le sondeur indique alors 50 mètres de fonds… Ca descend vite, évidemment. Nous sommes bien sur le tombant. Mouillage précaire, à ne pratiquer qu’à titre exceptionnel, mais qui permettra aux enfants de «faire le Cned», pendant que je partirai en reconnaissance à l’entrée du lagon. Je laisse aux miens les consignes de sécurité, prend avec moi une VHF portable pour être joint immédiatement si besoin, emmène le sondeur électronique à main, et entreprends avec l’annexe de remonter le courant de la passe. Des turbulences et des remous déjà impressionnants ont pris naissance dans la veine de courant sortant. 6 à 7 nœuds maintenant… Je franchis la passe avec de la vitesse, repère de part et d’autre la chicane d’entrée, qui serpente entre des bourgeons de corail, et débouche dans l’immense lagon, dont je n’entrevois pas même les limites... Le minuscule village d’Ikatake est installé, comme souvent aux Tuamotus, à proximité de la passe. Je découvre un petit mouillage abrité par une ancienne digue en dur, aujourd’hui submergée. Mais je ne relève que 1,60 mètre d’eau dans l’entrée du minuscule abri, trop peu pour nous. Un voilier dériveur est mouillé à l’intérieur. J’apprendrai plus tard qu’il appartient à un géomètre de Tahiti, venu cadastrer l’atoll d’Amanu. Beau métier, la géométrie en Polynésie ! J’amarre l’annexe à un petit quai de corail, et serre la main du premier paumotu qui se présente : c’est le policier municipal du village, un grand costaud seulement vêtu d’un short. Il me souhaite la bienvenue, et comme il ne voit pas notre voilier, me demande d’où je viens. Je lui explique que nous avons dû rester dehors en attendant l’étale de basse mer, mais que nous arrivons des Gambier. Il habite le faré le plus proche, et j’aperçois sa femme qui est occupée à confectionner un collier de fleurs sur le pas de sa porte. Mon hôte me dit que ce soir, il y a fête à Ikitake, pour l’inauguration de l’église rénovée. Je lui demande s’il y a d’autres voiliers dans le lagon en ce moment, et il m’indique que deux ou trois voiliers sont mouillés à l’est, sous le vent des motus. Comme partout en Polynésie, les chiens sont nombreux dans le village. Un vrai fléau pour le visiteur ! Barbara, qui en a peur, va être à la fête…
Mais je ne traîne pas, et reprends la passe en sortie pour rejoindre le bateau sans tarder. Un peu avant 11h00, nous relevons l’ancre, et faisons route vers la passe. Cette fois, il subsiste juste un peu de courant sortant, 1 ou 2 nœuds pas plus, c’est plutôt mieux pour entrer, le bateau gouverne mieux à la barre. Nous nous engageons dans la passe sous les yeux de plusieurs villageois, et cette fois, nous la franchissons sans difficulté, d’autant qu’à marée basse, les cayes de corail sont plus visibles. Nous mouillons à proximité du village, dans une quinzaine de mètres d’eau, et allongeons 60 mètres de chaîne. Mais je n’aime guère ce mouillage, juste au vent du rivage, avec 6 ou 7 milles de fetch (distance sur laquelle a soufflé le vent à partir du dernier abri), soit la largeur de l’atoll. Il y a du clapot, la chaîne travaille dans le corail, et si le mouillage dérape, le bateau sera sur les récifs côtiers en quelques dizaines de secondes. Je n’aime pas cette épée de Damoclès maritime. Comme souvent, quand l’ancrage est délicat, ou vital pour le bateau, je demande à Barbara, toujours aux commandes pour les manœuvres de mouillage, de tirer progressivement sur la chaîne en fin d’opération, avec les deux moteurs, pendant que j’observe le comportement de la chaîne, qui en dit long sur la tenue ultérieure du mouillage. L’ancre tient bon, elle a croché dans le corail, je prends progressivement confiance. Nous déjeunons puis allons à terre en début d’après-midi.
Le village d’Ikitake est typique des Tuamotus. Des petites maisonnettes espacées avec un toit de tôle, entourées d’un jardinet, quelques arbres, des petites ruelles de terre battue ou de corail concassé, une église, un temple, un terrain de volley, la mairie-école-OPT (Office des Postes et Télécommunications), quelques ruines de maisons bâties en dur avec de la pierre de corail noircie par le temps. Les paumotus n’ont pas l’air trop regardant sur la netteté de leur environnement. Quelques arbres à pain, des frangipaniers, des hibiscus, et des cocotiers, beaucoup de cocotiers. A l’ombre d’un grand arbre sur la place du village qui borde la passe d’entrée dans le lagon, nous croisons trois hommes assis, qui nous interpellent joyeusement. L’un d’eux est le pêcheur croisé ce matin à proximité de la passe. Un de ses amis me tend un verre de ce que je crois être du vin blanc. Lui semble avoir déjà largement attaqué sa soirée, même si le soleil est encore haut dans le ciel. Nous échangeons quelques mots en rigolant. Non loin de là, nous entendons les répétitions de la chorale. Ce soir le village fête la rénovation de son église « Sanito », une branche dissidente de la religion des Mormons. Pour l’occasion, un pasteur américain a fait le déplacement jusqu’à Ikitake, via Papeete et Hao. C’est un autre trait surprenant de la population polynésienne : son aptitude à adhérer à ce que nous appelons des croyances sectaires, ou tout au moins des mouvements religieux dérivés des deux principales religions chrétiennes présentes en Polynésie, protestantisme (majoritaire) et catholicisme (minoritaire). La suprématie du protestantisme dans les îles, une conséquence directe du zèle et de l’efficacité supérieurs des anglais à christianiser les îles du Pacifique au 19ème siècle, en particulier à travers l’action des missionnaires de la LMS. Il y en a de toutes sortes, des sectes, en Polynésie, et il semble qu’elles aient un pouvoir d’attraction plus important sur les polynésiens que les grandes religions traditionnelles. Nous croisons un raé raé, sur le pas de porte de sa petite maison familiale. Il a les ongles longs, couverts de vernis rouge sang, et nous confirme la raison des festivités du soir. Certains paumotus, qui ont de la famille à Amanu, sont venus de Hao, l’atoll voisin, en speed-boat, à cette occasion. Un peu plus loin, nous voyons les préparatifs culinaires de la fête : des tables ont été dressées sous un toit de pandanus, et trois femmes font cuire des mérous du lagon sur des braseros où se consume de la bourre de noix de coco. Un homme est en train de râper des cocos. Il nous demande d’où nous venons, et lorsque je lui réponds des Gambier, son œil s’illumine. Il est originaire de Mangareva. Hervé, notre maraîcher fournisseur de légumes et fruits de Taravai, nous avait parlé de son oncle qui vivait à Amanu. Nous faisons vite le rapprochement, c’est lui ! Nous lui donnons des nouvelles fraîches de son neveu, et lui indiquons qu’Hervé a prévu de lui faire parvenir quelques échantillons de sa production légumière par Orphée, un autre voilier qui arrivera dans quelques jours à Amanu depuis Taravai.
Nous allons jusqu’au bout du village, là où l’interminable cocoteraie qui fait de façon presque continue le tour du lagon, commence. Une baraque abrite le local des 2 groupes électrogènes, dont l’un tourne de 5 heures du matin jusqu’à 22 heures le soir.
Mais soudain j’aperçois un grain noir qui se forme au vent du lagon. Nous décidons de rentrer à bord immédiatement. Je préfère aller mouiller dans la partie orientale du lagon, sous le vent de l’anneau corallien. Ce sera plus calme, et plus sûr. Nous laissons passer le grain, moteurs en marche pour soulager, sans l’annuler, la tension de la chaîne. Puis nous tentons de relever le mouillage, mais il faut se rendre à l’évidence, la chaîne est prise dans le corail. Elle se tend verticalement alors qu’il y a encore 50 mètres à l’eau, et nous oblige à des manœuvres au moteur, dans plusieurs directions, pour tenter de la dégager de l’emprise du fonds. Nous faisons notre apprentissage des lagons. Le guindeau travaille dur, la poutre avant encaisse les efforts, je n’aime pas ça. Je fais toujours très attention à notre matériel, et le guindeau est un équipement technique capital à bord de Jangada, comme de tout voilier en voyage. Il assure non seulement la fonctionnalité mouillage, très importante car nous y passons l’essentiel de notre temps, mais aussi le hissage de la grand-voile avant son étarquage, une manœuvre particulièrement physique lorsqu’il faut l’effectuer au winch manuel. Bien que la drisse de grand-voile soit mouflée (c'est-à-dire qu’elle constitue un palan à deux brins). Nous utilisons pour le glissement du guindant de la grand-voile sur son rail des chariots Antal sur patins et non sur roulements à billes. Ils sont beaucoup plus solides et durables que ces derniers, mais le frottement est logiquement un peu plus important au hissage. Le guindeau est le bienvenu pour envoyer la toile, même s’il demande de l’attention et des trajectoires de traction bien pensées. Barbara aux commandes moteurs, Marin au guindeau, Adélie à la transmission des informations au milieu du bateau (cela évite de trop gueuler !), et moi à l’avant à voir ce qui se passe et à donner les consignes. Notre petite organisation est bien rodée.
Il nous faut un bon quart d’heure pour parvenir à désengager cette première croche, mais à 35 mètres (la chaîne porte des marquages tous les 10 mètres, et un dernier à 5 mètres), le problème se renouvelle. Et cette fois, cela semble encore plus sérieux. En avant, en arrière, à droite, à gauche, on dévire, on vire la chaîne. Rien n’y fait. Le temps passe, le guindeau s’échauffe un peu, je souffre avec le matériel ! Nous sommes immobilisés là, avec notre chaîne désormais courte emprisonnée dans le corail, au vent du rivage. Je n’aime pas trop ça.
Nous remettons l’annexe à l’eau, je prends un masque et essaye de voir ce qui se passe au fond, à l’avant du bateau. Il n’y a qu’une quinzaine de mètres d’eau, mais nous sommes à proximité de la passe, et je ne vois pas suffisamment nettement le fonds pour comprendre d’où vient le problème et pour manœuvrer en conséquence. Je regrette infiniment de ne pas être capable de plonger en sécurité avec une bouteille. J’ai tout le matériel nécessaire à bord, une grosse bouteille, une petite, deux détendeurs, combinaisons, ceintures de plomb, etc … et même un gilet de flottabilité ! Je m’étais juré de suivre la formation plongée de niveau 1 l’année précédant notre départ, justement pour pouvoir plonger dans ce genre de situation. Mais voilà, la perspective de me taper des séances en piscine à La Rochelle au cours de l’hiver, puis quelques plongées dans les pertuis boueux avec un bon 15 cm de visibilité devant le masque, le tout ajouté à ma dose de boulot habituelle, est venue à bout de mes bonnes résolutions… Et aujourd’hui, dans l’atoll d’Amanu, je regrette infiniment cette erreur. Bon, je ne dis pas que j’aurais été très à l’aise pour plonger là, seul, à proximité de la passe, même dans 15 mètres d’eau. Les pêcheurs du village m’ont dit tout à l’heure que oui, bien sûr, les requins étaient présents partout dans le lagon, et que les plus gros affectionnent plus particulièrement les parages de la passe… Nous avons prévu d’offrir un stage de plongée à Marin pour son anniversaire en août, dans les Iles Sous le Vent. Il a déjà des bons gestes de plongeur, et je me dis qu’il est grand temps que je le fasse aussi, ce stage ! En attendant, je me mets à l’eau avec mon masque et mes palmes et j’essaie de deviner la trajectoire sinueuse de la chaîne. Il nous faudra plus d’une heure de manœuvres pour parvenir à la désengager du corail.
L’après-midi est déjà avancée, le soleil a amorcé sa descente sur l’horizon, c’est maintenant un peu juste pour entreprendre la traversée du lagon vers l’est avant la nuit, mais je n’ai pas envie de remouiller dans ce champ de mines de « patates » de corail. Allez, en route, et sans traîner ! A veiller les cayes ! Je laisse Barbara aux commandes, Adélie au relais vocal, et Marin et moi nous nous hissons jusqu’au premier étage de barres de flèches, le poste de vigie de Jangada. Moteurs à 1 700 t/mn, nous traversons le lagon d’Amanu, le regard scrutant les flots pour détecter les cayes de corail à fleur d’eau. L’œil s’y exerce vite, mais le soleil, dans notre dos (configuration indispensable pour naviguer à vue à l’intérieur des lagons, la plupart du temps non hydrographiés et non cartographiés, ou bien très sommairement) est déjà bas sur l’horizon, ce qui n’est pas idéal. C’est étrange comme, au milieu des lagons, par des fonds le plus souvent de l’ordre d’une vingtaine de mètres, s’élèvent des cathédrales de corail parfois de plusieurs dizaines de mètres de diamètre, qui viennent, heureusement systématiquement, affleurer la surface. Ce qui les rend tout de même plus visible que si elles culminaient à 2 mètres sous la surface. Comme l’amplitude de la marée est faible (de 50 cm à 1 mètre), on les distingue généralement avec une relative facilité, pour peu que l’on respecte la règle impérative déjà citée qui veut qu’à l’intérieur des lagons on ne navigue exclusivement qu’avec le soleil derrière soi. Pour nous, en cette fin de première journée chargée aux Tuamotus, c’est la course contre la nuit, qui arrive et tombe vite, ici. Une course en forme de slalom, pour éviter les « patates » de corail. Nous montons à 2 000 t/mn avec les moteurs, rien d’extraordinaire pour la mécanique, mais nous ne dépassons jamais 1500t/mn d’ordinaire. Nous approchons de l’autre rive de l’atoll. Quelques changements de cap plus tard, nous approchons d’un motu couvert de végétation, et approchons doucement du rivage débordé par un platier étroit. Fonds de sable corallien, parsemé de quelques « patates ». Nous trouvons une zone de mouillage qui nous assure le rayon d’évitage sur 360° avec un peu de marge. Nous jetons l’ancre dans une eau assagie, à l’abri de l’anneau corallien situé à notre vent et de la cocoteraie qui le recouvre à cet endroit. La chaîne a fait tête, le mouillage tient bon, le calme revient après l’appréhension. Le soleil plonge dans la mer, Jangada est en sécurité, immobile sous les premières étoiles. On a réussi le job !
Allez, ti punch au rhum agricole Depaz pour les grands, et ti punch enfants pour les jeunes (citron vert, sucre de canne, eau fraîche) ! Puis plâtrée de pâtes au basilic pour tout le monde, suivie d’un gros pamplemousse des Gambier, juteux à souhait et tellement délicieux.
La nuit s’annonce paisible. Demain sera un autre jour. Demain, nous partirons découvrir le lagon d’Amanu. Aux Tuamotus ! »
• Le Faré Iti Coco, ou la cabane de l’atoll…
Journal de Marin et d’Adélie :
« Sur l’atoll d’Amanu, nous avons découvert une cabane abandonnée… Un faré. Il y avait d’autre anciens farés disponibles, plus en très bon état, mais on a préféré, Marin et moi, s’installer dans l’ancienne cabane sur pilotis d’une ferme perlière. Un rapide coup d’œil alentour nous a suffit pour constater qu’il n’y avait personne dans les environs à part :
- Bob, un crabe de cocotier sympa mais prudent, et
- Black Jack, un requin pointe noire, visiblement le gardien de la crique nacrée…
Dans les autres farés, il y avait beaucoup de meubles en bois dont une grande table et deux bancs. Avec l’aide de Papa, on les a sortis dehors et pour la fête des mères, on a tous mangés A TERRE, sur la table, des lasagnes au corned beef ! Trop cool ! Il y avait, dans le faré « pêche » un vieux transat rouillé avec, au lieu du tissu, de la corde fine. Avec Marin, on s’est regardé et on a eu la même idée : c’était la pièce la plus importante pour notre cabane : l’escalier. C’est vrai que depuis le début de notre installation on n’avait toujours pas trouvé de moyen commode pour monter dans notre cabane sur pilotis ! Puis, on a placé quelques meubles à l’intérieur mais il y avait pleins de nids de guêpe !!! Heureusement la cabane avait un petit balcon, pas en très bon état, mais un balcon ! Avec l’aide de Papa, on a changé les planches et on y a installé le hamac. Un jour, en me baladant autour de la cabane, j’ai découvert une citerne énorme pleine à ras bord. Avec des tuyaux empruntés à bord de Jangada, j’ai réussi à amener l’eau douce jusque dans la cabane. On a trouvé un nom pour la cabane : Faré Iti Coco ! Explication : en polynésien, faré veut dire maison, iti veut dire petit, et coco bah ça veut dire coco ! Adélie »
« Moi de mon côté j’ai construit un chenal pour accéder à la cabane en annexe entre les patates de corail. Je suis allé prendre dans le faré « pêche » des bouées et du petit bout, puis je suis allé chercher des pierres, et les ai amenées jusqu’au kayak. J’ai pris le bout, je l’ai coupé en quatre, j’ai accroché une extrémité de chaque bout à une bouée et l’autre à une pierre. J’ai mis tout ça dans le kayak. Je suis allé au milieu des patates de corail puis j’ai tout largué en traçant un chenal. Pour terminer j’ai fait des réglages de longueur de bouts en fonction de la marée.
Comme ça, Adélie et moi, on pouvait accéder facilement à notre faré sur pilotis ! Marin »
Le Faré Iti Coco de l’atoll d’Amanu, c’est l’un des meilleurs souvenirs de notre voyage pour Marin et Adélie. Je me suis surpris à observer mes enfants jouer pendant des heures dans cet endroit paradisiaque. Je les regardais sans m’en lasser, ils étaient insouciants, profondément heureux dans ce décor de rêve. Et moi, j’étais simplement satisfait de les avoir emmenés jusque-là.
• La famille de Robinson…
Journal de Barbara :
« C’est sûr et certain, je quitterai le cœur vraiment gros l’île de Maupiti. D’abord parce que notre séjour en Polynésie française touche à sa fin, et surtout parce qu’à Maupiti le bonheur est incontestablement dans le pré… enfin dans le lagon ! Maupiti est un condensé de tout ce qui m’a séduite, touchée et émue, dans les îles de Polynésie. L’île est si paisible et si jolie. Le mode de vie semble être le même depuis des lunes, on pêche, on cultive le tiaré (vendu dans les hôtels de Bora Bora), le tarot, et on ramasse les cocos, les papayes. Les farés et les jardins sont toujours impeccablement tenus. Un poste à essence, une épicerie, un dispensaire, l’OPT (la poste) et la mairie. Il y a quelques voitures, mais très peu en comparaison des autres îles, la route circulaire ne fait que 10 km. A Maupiti on circule surtout à vélo, ou à pied, et tout un chacun qui se croise, se salue d’un « Ia Orana ! » (« Bonjour ! ») franc et direct, sourire à la clef. Quand on se promène à terre, d’un côté la luxuriance de la végétation, de l’autre le bleu turquoise du lagon, et quand on lève la tête, la haute falaise de basalte. Nous avons fait de jolies balades, sur des pentes assez escarpées, mais la récompense était toujours à la hauteur de l’effort fourni, quand nous admirions du sommet le lagon, sur 360°, et au-delà, l’océan à perte de vue. Ici, les voiliers sont très peu nombreux, les touristes aussi (seulement quelques pensions de famille), du coup bien sûr les locaux sont moins saturés des « popaas » (les blancs) et les contacts avec la population sont plus faciles. Nous avons eu de la chance : nous avons rencontré, puis sympathisé avec la famille de Robinson. Nous nous promenions un soir, avec Olivier, sur la route circulaire, à la recherche de jardins où l’on pourrait troquer des fruits et des légumes, contre quelque chose du bord. On se renseignait auprès des personnes rencontrées. Jusque la en vain… Nous décidâmes alors de rebrousser chemin, quand quelqu’un, visiblement informé depuis peu de notre quête, nous héla d’un jardin : Robinson. Robinson et sa famille, dès qu’ils surent que nous allions bientôt faire voile vers Mopelia, et plus loin encore, nous offrirent des papayes, un régime de bananes, une pastèque, avec la gentillesse et le naturel qui me touchent tant ici.
Robinson et sa femme Ahuura (prononcer « Ahououra ») ont 3 enfants dont Ahurau (« Ahouraou ») leur fille de 11 ans et deux garçons, de 15 et 9 ans. Ainsi, de fil en aiguille, Ahurau et Adélie devinrent amies. Cette famille vit selon son envie, son humeur et la santé (fragile) de leur fille, soit sur le motu devant lequel nous sommes mouillés, ou bien dans le faré familial au village. Ahurau souffre d’asthme et lorsque cela devient difficile pour elle, la famille migre sur le motu, mieux ventilé. Grâce à la famille de Robinson, nous avons approché l’âme polynésienne. Celle des polynésiens qui ont conservé leur mode de vie proche de la nature, leurs traditions, leurs valeurs, leur générosité. Ahuura apprend à Adélie à tresser le niau (feuilles de cocotiers) sur la plage, utilisé pour confectionner les toits des farés traditionnels, les tapis, les sacs, les chapeaux. Ahurau vient jouer à bord, ou sur le motu où les filles construisent des cabanes. Olivier et Marin pêchent avec Robinson et ses fils. Y compris la nuit venue, au clair de lune. Ils attrapent des vivaneaux, des petites carangues, avec des cannes en bambou munies d’un simple hameçon et d’un petit appât fait d’un reste de bonite. Ils doivent repérer les requins de lagon, dans la pénombre, et retirer leurs lignes avant de se les faire arracher ! Hier soir nous avons dîné sur le motu, les pieds dans le sable, dans leur faré poté (c’est un faré indépendant où l’on cuisine et ou l’on prend les repas, il y a ensuite le faré où l’on dort, et aussi un endroit dans la cocoteraie où l’on se lave). Eclairée par une lampe à pétrole, la tablée était grande et gaie. Robinson, le père de famille, a récité le bénédicité en début de repas, et il m’a semblé que nous formions une grande famille tous ensemble. Ensuite les tanés sont partis à la pêche au clair de lune, et les vahinés ont fait la vaisselle et confectionné des colliers de tiaré pour la pension d’à côté, qui accueillera demain matin de nouveaux hôtes. Aujourd’hui le colis des livres scolaires du Cned doit arriver depuis Raiatea, l’avion d’Air Tahiti nous a survolés toute à l’heure, avant de se poser sur le motu aéroport : sa réception mettra un terme à notre séjour à Maupiti. L’arrivée attendue de ce colis signifiera aussi la fin des grandes vacances à bord de Jangada. Heureusement Ahurau reprend aussi l’école jeudi 19 août, alors j’ai expliqué aux enfants que nous aussi nous allions nous caler sur le calendrier scolaire… local ! Ahurau peut rester scolarisée à Maupiti jusqu’à sa 5ème, ensuite comme son grand frère, elle sera pensionnaire à Uturoa, sur l’île de Raiatea. Elle ne rentrera que toutes les 6 semaines sur son motu. Sa maman, Ahuura, s’en inquiète déjà.
Aujourd’hui, j’ai du mal à imaginer que je puisse rencontrer un lieu aussi doux et beau que Maupiti, sur le chemin de notre voyage… Même si je crois que je me suis déjà fait cette réflexion… »